Quel point commun entre Donald Trump, Nathalie Kosciusko-Morizet et Jean-Luc Mélenchon ? Tous, lancés dans un marathon présidentiel, ont mis leurs œufs dans le même panier numérique : la plateforme américaine NationBuilder. Un «tout en un» qui permet de gérer ensemble un site web, un outil de dons en ligne et, surtout, une base de contacts. Soit l’application au champ politique de ce qu’on appelle, dans le jargon du Web, les systèmes de «gestion de contenu» et de «gestion de la relation client».

Depuis la campagne Obama de 2008, plus aucun candidat à une élection ne fait l’économie d’une stratégie numérique.

Depuis celle de 2012, l’heure est à la mobilisation des militants, des sympathisants et des électeurs potentiels, à grand renfort de «big data».

Et dans la préparation de 2017 en France, NationBuilder fait figure  d’«arme secrète».

La société, créée en 2009, est «rentable», assure son PDG Jim Gilliam à Libération, mais «ne communique pas sur son chiffre d’affaires». Sur son site, elle revendique «plus de 7 000 clients dans 98 pays» : des entreprises (AirBnB), des ONG (Amnesty International) et des politiques, partis ou personnalités. Outre-Atlantique, où Trump s’est offert ses services, elle se partage les têtes d’affiche avec Blue State Digital, architecte des campagnes Obama, et NGP VAN, choisi par Hillary Clinton et Bernie Sanders. Au Royaume-Uni, la plateforme est utilisée aussi bien par les travaillistes et les conservateurs que par les indépendantistes écossais ou gallois. En France, c’est le socialiste Patrick Mennucci qui l’a étrennée en 2013, lors de la primaire pour les municipales à Marseille.

C’est là, au siège de la rue de Varenne à Paris, qu’on nous donne un aperçu de la tuyauterie de la plateforme. Le cœur de la machine, c’est la fameuse base de données qui regroupe adhérents, sympathisants ou simples «prospects». Le remplissage se fait «par retours du terrain, ou par e-mails avec un questionnaire : c’est le contact qui renseigne lui-même au fur et à mesure, explique Axel Calandre, ex-chargé de mission à l’Elysée passé par Deezer et recruté par Nicolas Sarkozy comme directeur du développement numérique. Si on est bons, dans les trente jours qui suivent votre inscription, on sait qui vous êtes et comment vous parler.» NationBuilder mouline noms, adresses e-mail, codes postaux et plus si affinités – dates de naissance, numéros de téléphone, adresses, professions, centres d’intérêt -, gère courriels et SMS, et peut associer à un contact ses profils Facebook et Twitter.

Force de frappe

L’outil se nourrit aussi d’autres types de données, publiques (données de l’Insee, résultats électoraux…) ou privées : «On a loué des fichiers extérieurs cessibles pour faire des recherches d’appels de fonds», indique Jérôme Grand d’Esnon, le directeur de campagne de Bruno Le Maire. Lesquels ? «Secret professionnel», s’amuse l’ancien conseiller de Chirac, mais «on ne travaille qu’avec des gens qui ont pignon sur rue». Chez LR, la plateforme a en prime été combinée à d’autres outils, comme un logiciel pour générer des formulaires, une solution d’automatisation des appels téléphoniques, ou une appli mobile pour organiser le porte-à-porte. «Rendre efficace un tel outil, c’est du temps et de la compétence, insiste Axel Calandre. Quand on a deux ans, ça vaut le coup.»

Objectifs : agréger une force de frappe militante au-delà des adhérents, rationaliser le travail de terrain, mobiliser son camp. «Hier, on faisait du porte-à-porte sans savoir si les portes étaient stratégiques, aujourd’hui on a les outils numériques qui nous permettent d’aller frapper aux bonnes portes», avance Calandre. Par exemple, chez les personnes qui ont fait un petit don au cours du dernier mois, ou sensibles à tel ou tel thème de campagne. «Pour mobiliser des jeunes pour une distribution de tracts, on va croiser l’âge avec un quartier ou une ville», explique de son côté Jérôme Grand d’Esnon. Le vivier potentiel peut se compter en centaines de milliers de contacts. Chez LR, on est «autour du million»,dixit Calandre. Le seul Le Maire aurait, écrivait le Monde en février, recueilli plus de 500 000 adresses e-mail depuis 2013.

«C’est une vision très marketing, très technique, un militantisme pragmatique, rationalisé», constate la chercheuse Anaïs Théviot, auteure d’une thèse sur le militantisme partisan en ligne (lire l’interview page 4). Elle voit dans l’avènement de ces outils «un changement dans la manière de concevoir les campagnes électorales, avec l’image d’un marché politique où l’électeur est un consommateur et le candidat un produit». Les utilisateurs, eux, se défendent de vouloir aller aussi loin. «Je ne crois pas du tout aux stratégies de clientèle, rétorque Jérôme Grand d’Esnon. C’est un outil d’appui au travail sur le terrain, mais ça ne remplace pas les fondamentaux, il faut bosser.» Et pour le patron de la Netscouade, Benoît Thieulin, on est encore loin des campagnes ultraciblées à l’américaine. «Les partis français se sont rapprochés de ce que faisait Obama en 2008, mais la campagne de 2012, on en est à des années-lumière, juge-t-il. La question aujourd’hui, c’est celle de la mobilisation. Obama, lui, a fait du profilage. En France, ni le droit ni la culture n’y prédisposent, ça créerait d’énormes problèmes de perception par l’opinion.»

Chez Mélenchon, qui revendique s’inspirer de la campagne Sanders, on met d’ailleurs en avant, plus encore que la capacité à mobiliser, celle de «s’auto-organiser» «On peut créer un groupe d’appui, proposer un calendrier d’actions, c’est beaucoup plus à l’initiative des gens directement, insiste Guillaume Royer, responsable des outils numériques. Quand quelqu’un fait quelque chose, ça ne reste pas dans une mailing-list.» Pas de modération a priori, et un comptage public des effectifs sur le site – plus de 95 000 soutiens et plus de 900 groupes déclarés. Dans cette articulation entre la figure du candidat «hors cadre de parti» et ses troupes d’«insoumis», il s’agit, très clairement, de dépasser le Parti de gauche, et l’institution partisane en général. De quoi valider le point de vue d’Axel Calandre, qui voit dans NationBuilder et ses épigones «un changement de paradigme majeur dans la façon de faire de la politique sur le terrain, mais aussi dans la manière d’émerger en politique. D’aucuns diraient que c’est un outil pour “ubériser” la vie politique locale.»

En tout état de cause, ces dernières années, les outils numériques d’appui logistique aux campagnes se sont multipliés, y compris en France.

Données aux Etats-Unis

Reste que si NationBuilder assure tout faire pour que l’entreprise et ses clients soient «parfaitement conformes à la législation européenne», les données, elles, sont sur le territoire américain… Ce que DigitaleBox ne se prive pas de pointer du doigt : chez eux, les données sont hébergées en France. Une question «de souveraineté informatique et de patriotisme économique», tacle Vincent Moncenis. Les utilisateurs, eux, mettent en avant la facilité d’usage et le souci d’efficacité. «L’avantage de NationBuilder, c’est que c’est durable, souligne Benoît Thieulin. C’est une solution construite à partir du seul marché politique solvable, qui est le marché américain.» Mais l’ancien président du Conseil national du numérique reconnaît que «c’est un vrai sujet : c’est à la puissance publique de s’en préoccuper».

L’entreprise américaine pourrait bien prendre les devants. Elle étudie «la possibilité de proposer des serveurs en Europe» à ses clients. Il est vrai que marché du «pilotage» numérique du militantisme et des campagnes n’est pas près de se tarir. «Il y a trois ans, l’accueil était un peu bizarre. Il y a eu un gros changement dans les têtes», se félicite Moncenis. Quant à savoir quel impact auront ces outils sur la durée, c’est une autre histoire. Basculement dans une «optimisation» à tous crins de la pratique militante, de plus en plus guidée par l’analyse de données ? Possibilité d’usages plus participatifs ? Évidence, il faudra bien plus que des capacités de mobilisation soutenues par des solutions logicielles pour redonner du crédit à l’institution partisane, en un moment où le renouveau du débat démocratique se joue très manifestement ailleurs.

Amaelle Guiton – Libération